Écrit par Carole Thibaut
Création Sonore Laurent Sellier
Voix Marianne Schlégel
Il y a cette femme de dos et cette petite fille à ses côtés, qui, accoudées à la balustrade, regardent vers le mouvement de la ville, au lointain.
Il y a cette jeune fille à la chevelure rousse éparse dont on pourrait croire qu’elle fut peinte des années après par Schiele ou Münch.
Il y a ces deux enfants jouant au-dessus d’une bassine d’eau.
Il y a la lumière jaune et verte d’un bord de mer sur laquelle se détachent en traits noirs et fins les silhouettes lointaines des promeneurs, la coque d’un bateau, les fils des réverbères.
Il y a cette jeune fille en chemise blanche, au sortir du lit, aux épaules nues, à la jambe dévoilée cherchant sa pantoufle.
Il y a cette petite fille mal coiffée, aux joues rouges, aux mains brunes croisées maladroitement, assise dans un mouvement de tulipes d’un vert-bleuté.
Il y a le frémissement saisi, enveloppant, des choses que l’on pensait inanimées.
Il y a ces visages esquissés dont le regard nous fixe à travers le temps.
L’œuvre se déploie, de toile en toile, travaille les formes, cherche toujours plus loin, ne se pose pas dans une re-citation d’elle-même. Elle dessine dans son entier une ligne de vie d’artiste puissante. Chaque tableau forme, dans une exploration toujours renouvelée des formes et des couleurs, une œuvre en soi, pleine, novatrice, audacieuse. Et cependant, pas de rupture de style, un approfondissement constant, qui porte en lui, en précurseur, toutes les recherches picturales des peintres à venir.
Elle est née en 1841. Elle vivra 54 ans. Elle est belle, maintes fois peinte par Manet, l’ami, le peintre de la dame en noir au soulier rose, Edouard Manet dont elle épousera le frère, tardivement, ayant rencontré en lui, elle le sait, un homme qui la laissera peindre. Elle se méfie du mariage, qui a stoppé net la carrière de sa sœur, Edma, au jeune talent pourtant aussi prometteur que le sien. Elle, rien ne la fera dévier de son oeuvre. Elle sera re-découverte presque 100 ans après sa mort, une sorte de réhabilitation, qui la sort de l’effacement usuel, qui l’extirpe du statut mensonger de muse des impressionnistes, elle qui en fut le peintre le plus audacieux, elle qui fonda avec Pissaro, Monet, Renoir, Degas, le groupe d’avant-garde des artistes anonymes associés en réponse à l’académisme français.
Artiste indépendante, d’une audace qui dérangeait, elle a poursuivi son œuvre avec une maitrise et une constance sans failles, faisant fi du mépris pour les femmes peintres, forçant le respect de ses camarades qui la reconnurent tout de suite comme une artiste à part entière, osant tourner le dos aux salons officiels pour devenir une des figures centrales de l’impressionnisme, attachée avant toute chose à sa liberté de création et de recherche.
Qu’importe qu’on l’accuse de se donner en spectacle au milieu de ces aliénés d’impressionnistes, qu’importe qu’on fustige sa peinture féminine, et quand l’un la traitait de prostituée (une femme qui peignait de façon aussi assurée et audacieuse, au milieu de tous ces hommes, ne pouvait qu’être une prostituée), pour la défendre son ami Pissaro balançait des coups de poings tandis que Manet provoquait en duel. Elle finira par être considérée par la critique comme cheffe de file, avec Mary Cassatt, du mouvement impressionniste.
On eut beau jeu, au 20ème siècle, de rabaisser son œuvre à une œuvre de femme uniquement attachée aux sujets féminins. Car s’il est vrai qu’elle peignit beaucoup les femmes, celles de son entourage dans leurs intérieurs, celles du peuple également, au lavoir, aux champs, sa fille enfin à qui elle apprit à peindre et qui fut un de ses modèles préférés, c’est oublier ou faire semblant d’ignorer que les sujets des cafés éclairés, des cabarets, des rues, du mouvement extérieur des villes, lui étaient interdits d’accès. Elle aborda ainsi des sujets jamais explorés jusque-là, l’intimité et la vie des femmes, les faisant passer d’un statut d’objet de désir à un statut de sujet vivant, vibrant, pensant.
Elle mourut jeune, après avoir contracté une pneumonie au chevet de sa fille malade. Elle avait fait de Mallarmé le tuteur de sa fille et légué ses toiles à ses amis artistes, Degas, Monet, Renoir, qui, fidèles à son œuvre et à sa mémoire, organisèrent une rétrospective de ses œuvres un an après sa mort. Son certificat de décès indiquait pourtant « Sans profession » et au cimetière de Passy on peut lire sur sa tombe cette seule épitaphe « Berthe Morisot, veuve d’Eugène Manet ».