Écrit par Métie Navajo
Création Sonore Laurent Sellier
Voix Marianne Schlégel
Commençons comme il se doit par dire que Marta Pan, de son vrai nom, est née en 1923 à Budapest et morte en 2008 à Paris, ce qui fait d’elle une sculptrice française d’origine hongroise sur le plan de l’état civil.
Les livres qui lui sont consacrés, en particulier les ouvrages biographiques, semblent peu nombreux au regard de sa notoriété internationale. Au sujet de sa vie hongroise, je lis dans un entretien avec Paul-Louis Rinuy réalisé en 2000 – elle a alors 77 ans – que ses parents, des gens à l’esprit ouvert, l’encouragent sur la voie qui s’impose très tôt à elle.
A 6 ans, Marta Pan joue avec de la plastiline et sait qu’elle jouera toute sa vie avec de la plastiline : autrement dit, elle sera sculptrice. Elle rentre aux Beaux Arts de Budapest et au lendemain de la guerre qui a fait de l’Europe un champ de ruines, à 24 ans, elle part seule pour Paris, soutenue financièrement par sa famille dans les premiers temps, pour qu’elle ne meure pas de faim, dit-elle, et elle ajoute joliment : « matériellement, j’étais si libre que je n’avais rien. »
Marta Pan ne s’attarde pas sur ces années sans doute « difficiles », ne cède pas à la tentation de verser dans le romantisme d’une vie de bohême parisienne, n’évoque pas les combats à mener pour s’imposer comme femme dans l’art qu’elle a choisi. Mais elle affirme sa liberté artistique : elle s’inscrit aux Beaux Arts de Paris pour avoir accès aux lieux et aux matériaux, et mène seule ses expériences plastiques. Elle ne veut pas de maître : ses rencontres avec les grands artistes de l’époque (Fernand Léger, Brancusi, Le Corbusier, entre autres) lui permettent d’établir des points de contact.
En lui montrant sa sculpture sans base Un nouveau-né, Brancusi lui donne le goût des « sculptures qui bougent naturellement », sans moteur, sans mécanique, et le désir de trouver, comme Calder et bien peu d’autres, leur mouvement « lent et autonome ». Ses sculptures sont composées d’éléments modulables, qui oscillent et se cherchent mutuellement, comme ses sculptures flottantes que Marta Pan installe sur des plans d’eau dans le monde entier.
« Je cherche à exprimer dans ma sculpture la forme et ses mouvements intérieurs et la vie intérieure. » dit-elle. Il semble donc presque naturel que se réalise la rencontre entre la sculpture et la danse : en 1956 Maurice Béjart intègre la sculpture Le Teck à un ballet créé sur le toit de la Cité Radieuse de Le Corbusier à Marseille. La pièce de bois se fait actrice au même titre que Maurice Béjart et Michèle Seigneuret : elle danse. Une seconde collaboration suit : Equilibre, en 1958. Marta Pan exulte de voir ses pièces danser : « j’aimerais voir mes sculptures sortir de leur passivité, dans leur seul rôle d’objets et d’exposition et devenir des objets d’utilité. Je ne vois rien de dégradant, au contraire, dans le fait qu’un objet d’art travaille »
Marta Pan a été appelé à travailler dans des sites très différents, et sa sculpture s’est ouverte aux dimensions de l’architecture : elle a dessiné des places, des rues, des parvis, des perspectives. Elle a pensé ses œuvres aussi bien pour des sites naturels – ce qui lui semble plus facile, car partout la nature est belle – que pour la ville, où trouver l’accord avec l’urbanisme environnant, quel qu’il soit, amène d’autres difficultés. Le chercheur Toshio Nakamura dit que pour chacune de ses œuvres Marta Pan cherchait la relation avec « le site, le climat, la fonction, la nature et les étoiles. Au Japon l’œuvre de Marta Pan est japonaise. »
Que ce soit à travers les grandes lignes finissant en un symbole inconnu au croisement des autoroutes (je parle d’une de ses œuvres les plus célèbres : Signe infini, à l’intersection de l’autoroute A46 et de l’A6), ou dans les « cercles carrés » et autres formes géométriques interrompues, il est frappant de voir à quel point ses œuvres sont des « portes » entrouvertes vers des ailleurs contenus dans l’espace. Dans La Perspective de Saint Quentin – qui est peut-être l’œuvre de Marta Pan que vous connaissez le mieux, vous qui écoutez ces mots, en tout cas la plus proche de vous géographiquement parlant – le regard suit l’ondulation des lignes sur le bassin, s’enroule en arcs, et s’étire vers la vallée de la Bièvre : une sortie de la ville, un ailleurs déjà là.
Je ne l’ai pas dit, mais il n’est pas trop tard : Marta Pan s’est mariée en 1952 avec l’architecte André Wogenscky. Ils semblent avoir consacré une bonne partie de leur vie commune au développement harmonieux de leur maison atelier de Saint-Rémy-lès-Chevreuse où on peut voir nombre de ses œuvres. Marta Pan est morte en 2008, à l’âge de 85 ans.Au terme de cette balade dans l’univers de Marta Pan, je ne vois rien qui ait résisté à sa liberté, à la conscience de sa singularité. Elle qui se disait « si lente » à faire les choses, a travaillé à définir son propre mouvement sur des lignes mouvantes, dansantes même : ça n’a rien de paradoxal, nul besoin d’aller droit pour suivre son chemin. Je pourrais m’arrêter ici. Mais je veux citer cette phrase anecdotique, surgie au détour d’une page, d’un artiste japonais : « il y a bien longtemps c’est Marta Pan qui m’a incité à lire Soul on Ice d’Eldrige Cleaver. » Eldrige Cleaver, un écrivain noir américain, militant des droits civiques, membre important du Black Panther Party. Une figure qui semble à des années lumières du mouvement harmonieux de l’œuvre de Marta Pan. La vie de Marta Pan s’ouvre sur elle-même : un espace se creuse à l’intérieur, plein de tout ce qui, à la fin de cette note, reste à imaginer.