Écrit par Julie Ménard
Création Sonore Laurent Sellier
Voix Marianne Schlégel
Ne pas bouger, résister à l’envie de bouger, respirer, rentrer à l’intérieur de soi et y trouver un espace. Son corps est figé, elle ne sent plus son bras droit. Si elle pouvait juste le déplacer un peu, la douleur s’en irait. Mais elle tient, elle respire. Elle a les yeux fixés sur l’horloge derrière lui, le peintre penché sur sa toile, dans dix petites minutes, elle pourra délasser ses muscles. Mais pour l’instant elle doit se concentrer et garder la pose.
Suzanne se fait encore appeler Maria, les italiennes ont la côte au marché des modèles de la place Pigalle, Suzanne pose pour Puvis de Chavannes, Renoir, Modigliani…
Depuis ses quinze ans, depuis sa rencontre avec Montmartre où elle est venue s’installer avec sa mère, lingère.
Suzanne est une raconteuse d’histoires, elle s’invente un père qu’elle n’a pas, une date de naissance et change souvent de prénoms. Elle est belle, elle ne tient pas en place, elle dessine sur les trottoirs avec du charbon chapardé. Elle doit travailler jeune, se rêve trapéziste mais chute. Elle sera donc modèle, modèle qui pose nue, c’est mieux payé.
Face à ces hommes qui s’appliquent à l’immortaliser, son regard guette, cherche à capter, elle apprend, dans le silence et la douleur des ateliers, elle apprend en les observant. Quand elle rentre dans son deux pièces, elle dessine mais personne ne le sait. Le soir, elle finit dans les bistrots de la Butte. Toulouse Lautrec la voit et la peint en Gueule de Bois.
Ils vivent une passion délirante, alors Suzanne ose lui montrer ses dessins. Le peintre voit la singularité du trait et sa sauvagerie. Il lui présente Degas. Degas a une terrible réputation, il n’est pas tendre avec les femmes. En découvrant son travail, il lui lance « Vous êtes des nôtres ».
Elle se met à peindre ce qui l’entoure, ses voisines, sa mère, son enfant.
Elle a eu un enfant à dix-huit ans : Maurice, lui aussi de père inconnu, reconnu sur le tard par un certain Utrillo.
Quand elle peint, elle entre en transe, elle attrape pinceaux et brosses entre ses dents et termine le visage barbouillé. Elle peint sans concession, son trait est profond, elle applique une ligne noire qui cerne chaque corps, chaque objet, chaque matière. Les couleurs sont vives, appuyées, contrastées. Elle veut peindre sur tous les sujets, se moque des conventions, elle peint des corps nus, sans les idéaliser. Quand elle parle d’elle, elle dit Valadon
« Je peins les gens afin de les connaitre »
Est-ce pour se rapprocher de son fils, qu’elle le prend si souvent pour modèle ? Ce garçon en souffrance qui très jeune s’abîme dans l’alcool.
A ce fils, qui lui voue un amour absolu, elle transmet en guise d’héritage le pouvoir cathartique de l’art. Elle le pousse à se saisir de pinceaux pour tenir à distance les gouffres de la mélancolie et du delirium tremens.
Suzanne peint, expose, elle est la première femme à être admise au sein de la Société nationale des Beaux-Arts. Elle reçoit trois cent lettres d’amour d’Erik Satie
« Impossible de rester sans penser à tout ton être ; tu es en moi toute entière ; partout je ne vois que tes yeux . »
A peine rencontrée, il veut l’épouser mais elle se marie à un banquier. La vie qui ronronne l’ennuie, elle quitte son mari pour André Utter un ami de son fils qui a vingt ans de moins qu’elle.
Elle le peint nu, et c’est la première fois qu’une femme ose cela. Ils s’aiment et se dévorent, elle peint comme jamais. Avec tranchant, vigueur, rien n’est épargné, elle se fait une place parmi les grands sans pour autant vendre plus.
Les collectionneurs ne veulent pas qu’une femme aille si haut.
Tous reconnaissent pourtant son talent. Picasso et Braque la soutiennent. Degas achète ses toiles.
Elle mettra beaucoup d’énergie , peut-être plus qu’elle n’en met pour elle-même, et une grande détermination à ce que son fils de père inconnu accède à la reconnaissance. Lui, il vendra, il se fera un nom, il se sauvera.
Maurice admire sa mère, sa personnalité et son talent. Il signe ses toiles d’un Maurice Utrillo V. Un V qu’il revendique farouchement.
Ils vivent ensemble avec le jeune mari, le trio est appelé infernal. Tout est partagé entre eux : l’atelier, les fièvres et les emportements.
Quand le succès de Maurice décline, elle reprend le flambeau. Elle fait de nombreuses expositions, achète un château où ils partent tous les trois se mettre au vert.
Son succès devient international. Actuellement, ses œuvres sont conservées au Musée National d’Art Moderne, au Centre Georges Pompidou et au Metropolitan Museum of Art à New York.
« Je me suis trouvée, je me suis faite, j’ai dit je crois ce que j’avais à dire ».
Suzanne Valadon mène jusqu’à la fin une vie de bohème.
Elle flambe, s’amuse, joue l’excentrique, se moque de ce qu’on pense d’elle, fera toujours comme elle l’entend. Elle se perd dans la nuit, elle ramène son fils inlassablement vers la vie, elle aime, elle est puissante, elle fait corps avec son œuvre après avoir été un corps dans celle des autres. Ces autres, au masculin, qui l’admireront et qui ne pourront faire autrement que de lui laisser une place à leur côté, tant cette place est méritée.